Les évaporés, fait de société au Japon.

Les évaporés

Les évaporés, si ce terme ne vous dit rien sachez que c’est comme évaporé japon société disparition manga mangaleriecela que sont appelés les quelques 100’000 personnes qui disparaissent de la circulation au Japon tous les ans. Un chiffre qui paraît improbable, 100’000 citoyens japonais font le choix de changer de vie, de tout quitter, femmes et enfants compris. C’est un véritable fait de société qui a explosé dans les années 90 avec l’éclatement de la bulle économique au Japon*, énormément de foyers se sont retrouvés surendettés. Les chefs de familles n’arrivant plus à faire face, décidèrent de fuir en laissant tout derrière eux à cause du déshonneur occasionné par les dettes. Ils disparaissent littéralement de la société ne laissant aucune trace, aucune information à ceux qui restent. Suicide ? Nouvelle vie ? Difficile à dire car les témoignages sont rares. Les raisons peuvent parfois être toutes autres, la pression sociétale est forte au Japon, on n’a peu idée de ce que pourraient vivre les japonais. En lisant l’interview de Léna Mauger et Stéphane Remael (journaliste et photographe) sur un article dédié à leur ouvrage sur le sujet, ils nous précisent que ce fait n’est pas propre au Japon et que des évaporés disparaissent dans tous les pays, mais on le souligne plus dans l’archipel de par une tradition, le vagabond est une figure historique japonaise. Une chose pourrait aussi nous interpeller, comment dans un pays tel que le Japon, peut-on s’évaporer de la société ? Une grande part se suicide (30 %) mais cela reste assez mystérieux de pouvoir vivre sans se faire retrouver alors que la population est fichée par la société moderne.

Les évaporés sont donc un fait de société, une part d’ombre du Japon. Comme tous les faits de sociétés, nous pouvons lire des ouvrages qui les relatent, les mangas en font partie. J’illustrerai cette thématique avec l’exemple de 3 mangas. Chaque manga abordera un point de vue, sur les évaporés, celui qui reste, celui qui part et un point de vue plus fictionnel.

Je ne suis pas mort

évaporé japon société disparition manga mangalerieJe ne suis pas mort est un manga de Hiroshi Motomiya, le premier tome pourrait se suffire à lui-même mais un deuxième tome est venu compléter l’histoire. La maison d’édition Delcourt a choisi de le publier. L’histoire de ce manga nous raconte la vie de Kenzo Okada. Cet homme a la soixantaine et a du mal à s’adapter à la société moderne. Il est banal, ennuyeux même aux yeux de ses proches qui décident de rompre tous les liens qui les unissaient et ce juste après le licenciement de Mr Okada. Une descente aux enfers assez radical pour cet homme qui tentera de mettre fin à ses jours dans sa région natale. Il échouera son suicide, la branche d’arbre se rompra et il prendra une décision, il finira sa vie dans cette forêt qui n’a pas souhaité le voir mourir. Fort de sa détermination, l’apprentissage de la vie de Robinson Crusoé lui donnera des moments d’une difficulté extrême, mais lui apportera également un regain de confiance en lui. Ne se reconnaissant pas dans le monde moderne, il retrouve un intérêt à vivre dans sa forêt d’autant plus qu’une femme au destin semblable au sien viendra partager son quotidien. évaporé japon société disparition manga mangalerieSon ancienne vie, il ne s’en préoccupe presque plus, il n’a même presque plus de lien avec la société tout court. Ce manga nous raconte le point de vue de Kenzo Okada, un évaporé, sur la société moderne, son dégoût, sa souffrance personnelle et tente de nous expliquer la vision de quelqu’un qui décide de quitter ce monde mort ou en vie. Mais le titre nous informe d’une chose, il n’est pas mort… Vous avez donc ici un manga au style de dessin assez vintage avec une narration qui se rapproche du gekiga, mais elle est efficace de par son histoire et les sentiments qu’il véhicule. Vous ne ressortez pas indemne d’une lecture comme celle-ci et la question des évaporés se soulève et donne envie de s’y pencher de plus près.

Undercurrent

évaporé japon société disparition manga mangalerieCe manga écrit par Tutsuya Toyoda (Coffee time, Goggles) et édité par kana nous plonge immédiatement dans la vie de Kanae qui tient un bain public en province. Elle est désœuvrée, son mari avec qui elle tenait le bain est parti du domicile conjugal sans laisser de nouvelles. Il est parti, tel un évaporé. S’en suit la difficulté pour Kanae de maintenir son activité seule, elle a bien un peu d’aide de la part de sa tante, mais c’est temporaire. C’est à ce moment qu’apparaît Mr Hori, un travailleur itinérant qui l’aidera à surmonter les difficultés liées aux bains. De fils en aiguille, il lui apportera également un soutien psychologique, une oreille pour l’écouter. Kanae n’a jamais senti ni aperçu de signes précurseurs annonçant le départ de son mari. Elle ne sait pas comment réagir, elle est accablée par ce qui lui arrive et on sent immédiatement l’atmosphère dramatique et pesante de la situation en ouvrant le manga. Se torturant l’esprit, elle commence à culpabiliser, à imaginer qu’elle est fautive… Sur les conseils d’une amie, elle engagera un détective (un poil excentrique) aux méthodes douteuses. Malgré son apparence étrange il lui dira une phrase qui l’accompagnera tout le long de l’histoire : « Que signifie connaitre quelqu’un ? ». Peut-on vraiment connaitre les personnes qui nous entourent ?évaporé japon société disparition manga mangalerie Connait-on que ce qu’ils veulent bien nous dévoiler ? Prend-on vraiment le temps de connaitre nos proches ? Tout autant de questions qui finalement n’empêche en rien que son mari soit parti mais qui lui font comprendre qu’il y avait dans son couple une part de non-dit. Le point du vue de celui qui reste dans ces affaires d’évaporés est particulier mais empreint de questionnement, de culpabilité de colère même. On pourrait presque faire un rapprochement avec les étapes du deuil. Le choc, le déni en premier lieu, vient ensuite la douleur et la culpabilité. La troisième étape est la colère, ensuite nous avons le marchandage, puis la dépression, la reconstruction et finalement l’acceptation. On n’est pas exactement dans ce schéma mais il est clair que les trois premiers stades sont observables très facilement. La reconstruction et l’acceptation également dans la deuxième moitié du manga. Il est légitime d’appréhender un évaporé comme un décès. Les deux viennent  brutalement et il reste des personnes en désarroi. Dans ce manga on se rend compte que l’aspect émotionnel du « restant » est mis à rude épreuve, ce qui n’empêche en rien que le disparu peut lui aussi souffrir.

Sangsues

évaporé japon société disparition manga mangalerieSangsues est un manga de Daisuke Imai, il est édité par l’excellente gamme SAKKA de Casterman. Dans ce manga on suit une jeune femme qui vit sans existence. Par là je veux dire qu’elle est considérée comme morte par les autorités. Le bus dans lequel elle devait être a eu un accident et l’intégralité des passagers est morte dans les flammes du bus accidenté. Yoko qui a fui la maison parentale, qui a fui son petit ami qui la trompait se retrouve sans attache et sans domicile. Elle décide de squatter chez les gens quand ils s’absentent de leur domicile. Elle découvrira rapidement que d’autres personnes font cela et que des territoires sont même en jeu dans ce mode de vie. Ces personnes on les appelle les sangsues, elles vivent aux crochets de la population à leur insu. Une sorte de société secrète se dévoile au fil de la lecture, on y découvre des codes, des règles, mais surtout on y découvre un monde impitoyable dans lequel il faut soit tuer ou être tué. En même temps, ces personnes n’ont plus d’existence réelle donc leur vie ne vaut plus rien. C’est dans cette fiction qu’on peut retrouver notre thème, les évaporés. Ils constituent les protagonistes de l’histoire, l’auteur s’est imaginé une société parallèle uniquement faite de marginaux qui ont laissé tomber leur vie d’avant. L’auteur a construit une histoire avec ce que aurait pu devenir les évaporés, en réalité on sait que beaucoup finissent par reprendre contact avec leur ancienne vie (famille ou amis). Mais ce scénario est vraiment original et le fait de mettre en scène, de redonner une vie à ces personnes disparues que l’on considère comme mortes est un pied de nez à la société moderne japonaise. En effet, ces évaporé japon société disparition manga mangaleriepersonnes qui ont souhaitées disparaître l’on fait mais continuent malgré tout de profiter des personnes lambdas qui vivent encore dans le model métro-boulot-dodo, ce qui simplifie énormément la tache aux sangsues. Avec cette histoire l’auteur pourrait aussi mettre en lumière une catégorie de personne qui passe inaperçue dans la société. Dans la foule, l’anonymat est monnaie courante et une sangsue peut se balader comme bon lui semble. Ces gens sont disparues, recherchées, déclarées mortes pour certaines mais elles continuent de vivre au milieu de tout le monde comme si de rien n’était. C’est donc une fiction passionnante qui met en scène des évaporés d’une manière atypique au-delà du drama, les évaporés quittent un monde qu’ils ne supportent plus, qu’ils trouvent trop dur à supporter mais ils rejoignent en contrepartie un monde sans pitié ou la mort est omniprésente, c’est une sorte de paradoxe.

évaporé japon société disparition manga mangalerieEn définitive, les évaporés restent assez mystérieux pour nous qui mettons moins l’accent sur ces faits. Il y a surement des personnes qui choisissent de disparaître dans nos contrées mais pas autant. L’imaginaire collectif fait des évaporés des lâches, des personnes qui n’osent plus affronter les difficultés, des personnes égoïstes. Il y a surement de cela mais les situations sont tellement complexes et la pression sociétale au Japon est d’un autre niveau, nous aurons du mal à vraiment nous représenter ce qui peut amener telle ou telle personne à agir de la sorte. Nous pouvons que spéculer et les mangas nous aident à comprendre à travers des fictions certes, mais on peut les considérer comme des témoignages d’une société éloignée mais tellement attirante. Ce sujet est passionnant mais nous n’aurons jamais toutes les ficelles pour tirer à nous toutes les réponses.

L’Otaku Poitevin
Concours Sama Awards
*Bulle économique : Période du « miracle économique japonais », model économique en forte réussite fin des années 80. L’éclatement de cette bulle entraîna une décennie de difficulté économique (l’ère Heisei, décennie perdue).

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